J’avais besoin d’un père, je crois. Je crois aussi que maman avait besoin que j’aie un père. En fait, je crois que maman avait besoin de dire que j’avais un père.
Je crois que je ne réussirai jamais à oublier ces odeurs, ces épouvantables frissons qui n’avaient pas le droit de traverser mes entrailles de gamine.
Quatre temps parfaits, j’étais heureuse. Pas plus ni moins que les cinq d’avant. Je me souviens simplement que j’étais bien et que j’ai beaucoup ri.
À neuf, tu as fait pourrir la somme. Il était tard, tu allais rejoindre maman dans votre lit tandis que j’étais clouée sur la grande chaise du salon. Le premier frisson m’empêchait de bouger. Tu venais de me traiter de jeune conne, trois fois, une après l’autre, afin de t’assurer que j’avais bien entendu. Je te confirme que cette jeune conne qui venait de te refuser de rester éveillée devant ce film pour adulte t’a bien entendue.
Dans ton « arrière-boutique », le deuxième frisson. Maman était à des kilomètres. J’étais si heureuse d’aller travailler avec toi, enfin, tu m’emmenais! À qui voulais-tu faire plaisir?
« Faudrait pas que mes collègues sachent que je suis ici avec une p’tite jeune de douze ans, ils seraient jaloux ! ». J’avais l’impression que tu dansais sur moi. J’ai mal au cœur. Ta langue blanche sur ma joue. « Dis pas ça à ta mère. ». J’ai mal au cœur.
Troisième. Onze temps plus tard. Tu t’étais imposé dans mon nouveau monde, maman était heureuse que tu t’arrêtes pour moi, chez-moi. Nous avons soupé, c’était… nous avons soupé, nous avons parlé. J’étais encore à explorer mon nouvel horizon, tu étais fatigué, nous nous sommes séparés, jusqu’à mon retour, aux petites heures. Tu étais quand même mon papa, je suis allée me coucher dans mon lit, près de toi. Près de toi, papa, qui ne sera jamais mon père. Je te donnais chaud. Tu m’as demandé de ressentir la même chose. NON. Garde mon lit, tu t’y réchaufferas seul. Je t’abandonne toi et mes illusions de petite fille.
Tu es parti, brusquement. Au revoir, alors. Je dormirai, en attendant l’appel de maman qui me demandera, la voix pleine de reproches, pourquoi tu étais revenu si triste. Pourquoi tu avais fait remarquer à nos proches « la chance qu’ils ont d’avoir des enfants qui les aiment ». J’ai fait semblant de chercher des réponses, mais je savais que tu avais bien joué. Ou que maman mentait pour se protéger. Car elle sait. Je lui ai dit. Elle m’avait répondu que mes entrailles froides « voulaient juste briser son ménage ».
Je frissonnerai toujours toute seule. Nous nous recroiserons, surnageant, comme si mes vertiges étaient des fantômes.
Les occasions spéciales me ramèneront sur les lieux du premier frisson. Et maman insistera encore pour que mon bébé dorme avec vous. Dans le lit où tu es allé la rejoindre.
Mais mon ange grandit. Mon bébé n’en est plus un. Le temps est venu pour moi de vous affronter en vous refusant ce sommeil malsain. Est venu le moment où nous nous perdrons. Le moment où voir ses grands-parents sera compliqué pour ma fille, le moment où je devrai lui expliquer, le moment où ma fille sera saisie par mes frissons.