Prendre les deux petites vies qu’on a portées au creux des reins, près du coeur, arracher leurs étreintes, et les confier à d’autres bras. Partir. Sans se retourner. Avec des yeux secs. Le regard rivé devant. Et la maternité derrière. Partir. Se défaire de ses enfants.
C’est de cette façon que la cinéaste Manon Barbeau a été abandonnée, en 1952, (avec son jeune frère), tous deux en bas âge. Fille de la poétesse Suzanne Meloche, conjointe du peintre Marcel Barbeau (l’un des automatistes du Refus global), la petite vie de Manon entravait la quête de liberté de sa mère.
Pourquoi? Comment? Quelles idées avaient bien pu traverser la tête de Suzanne Meloche pour délaisser de manière aussi désinvolte ses bambins tout juste mis au monde?
J’ai retenu mon incompréhension pendant 17 ans. Depuis qu’appuyée contre ma mère, les témoignages saisissants des rejetons des artistes automatistes (ceux du documentaire de Manon Barbeau, Les enfants du Refus global) ont marqué mon imaginaire.
Je me suis mise à avoir peur de la maternité. Pour créer, fallait-il vraiment se défaire de la fertilité?
Anaïs, son amoureux et leurs enfants devant une œuvre de Suzanne Meloche.
Anaïs répond à sa grand-mère
La réponse à mon questionnement vient de paraître sous la forme d’un roman : La femme qui fuit, signé par la cinéaste Anaïs Barbeau-Lavalette (Le ring, Inch’Allah), petite-fille de Suzanne Meloche. Avec des mots tranchants, à travers une voix douce et ténue et de courtes phrases, des images vives, la narratrice s’adresse à sa grand-mère : « Tu as fait un trou dans ma mère et c’est moi qui le comblerai. »
Anaïs fabrique au fantôme de sa grand-maman un passé à l’aide d’indices retracés par une détective privée. Elle brosse l’image d’un personnage épris de liberté. Prête à prendre la fuite et faire un trait sur ses enfants, à une époque où l’art et l’expression disparaissent dès qu’une femme donne naissance.
La liberté exige la solitude?
Reste alors la déroute. Ce désir de déracinement, présent depuis l’enfance, lui permet de quitter le
« Hole » où elle grandit, « premier bidonville du pays », situé dans les basses terres d’Ottawa. C’est grâce à l’éducation qu’elle s’exile à Montréal. Puis, l’art devient sa planche de salut. Seul moyen de sortir du trou noir de son corps qui l’aspire. Il lui faut vivre ailleurs. Toujours ailleurs. En Alabama par exemple, auprès des mouvements des Noirs de l’Amérique (le sentiment de non-appartenance la rassure).
Ce n’est qu’à la toute fin du récit que la narration au « tu » laisses un peu de place au « je ». Car Anaïs ressent le besoin d’émettre son point de vue. La liberté ne s’acquiert pas nécessairement au prix de la solitude, précise-t-elle : « Je suis libre ensemble, moi. ». Il est possible d’être créatrice et mère. Pour preuve, les trois bouts de vie qu’elle a mis au monde et ce bijou de roman qui, longtemps, laisse fondre ses paroles.
Y a-t-il des livres qui réconfortent votre désir de maternité?