Petit loup, grand loup, tu as maintenant 5 ans. J’aimerais te raconter les larmes de joie qui ont tendrement tracé tes premiers instants sur Terre. Mais de larmes de joie, il n’y en eut point, car quand tu es né, j’étais inconsciente. Et à l’inévitable pourquoi, j’aimerais t’expliquer que c’est ton cœur qui a ralenti, mon corps qui ne s’est pas ouvert au rythme des graphiques.
Mais en réalité c’est que je n’étais pas assez guerrière pour affronter les infirmières, pas assez brave pour avancer devant la sage-femme, trop conformiste pour avoir refusé. Mon grand, j’aimerais te parler de la douceur, de l’amour, de la première fois que je t’ai vu. Mais cela faisait presque deux heures que tu étais né, tu avais failli perdre la vie, tu avais été artificiellement maintenu avec nous, tu étais tout propre et emballé.
Un garçon.
Paraît-il qu’avant, tu étais dans mon ventre. J’aimerais te parler de l’attachement d’une mère envers son bébé, ce sentiment foudroyant qui permet de traverser la première année. Mais j’ai mis du temps à t’adopter, t’apprivoiser, c’est moi qui étais foudroyée : incapable même de changer ta couche, impossible d’acheter à manger. Malgré tout, je t’ai allaité, c’est un exploit à ce qu’on m’a raconté. La noirceur s’est pourtant installée et c’est plus tard que j’ai pleuré.
Le soir, entre chien et loup, au soleil couchant, pleine d’anxiété, essayant quand même de te calmer. En décidant de ne plus allaiter la nuit, vers tes neuf mois, parce que je n’en pouvais plus d’être dans ma peau, que quelque chose devait changer. Mon loup, durant ma première année de mère j’ai dû m’accrocher, compter les heures et occuper les journées. De moi, il ne restait que l’enveloppe et l’instinct de survie. Je me suis recroquevillée au fin fond de mon être physique, loin de toi, de moi. Là où la douleur ne m’atteindrait plus.
Mais d’un mal à l’âme, on ne peut se cacher. Une impuissance si forte qu’elle anéantit, qu’elle ne sait être exprimée, qu’elle s’isole. Et maman sombre, maman soupire, maman pleure. J’aimerais te parler du système, des normes, de leur incapacité à mathématiser le corps humain. Mais j’ai cru que je n’étais pas assez femme, car quelle femme ne sait accoucher?
Cela fait cinq ans que tu es né, cinq ans. Cinq fois cinquante-deux semaines à errer dans les détours de la douleur et de l’absence. Cinq fois douze mois à me demander pourquoi, comment. Heureusement, les fleurs poussent même sous le macadam, et je t’aime, mon loup, malgré la douleur qui est vive, encore aujourd’hui.