Quand le téléphone a sonné à 1 h du matin et que ma mère m’a demandé si j’étais bien réveillée, j'ai pensé qu’elle avait gagné à la loterie. Elle m’a toujours dit qu’elle m’appellerait au beau milieu de la nuit si c’était le cas. Mais ce n’était pas ça. « Ton père est en danger. Il est à l’hôpital d’Ottawa et on doit s’y rendre le plus vite possible. » C’est tout. Pas plus d’informations auxquelles nous accrocher durant les deux heures de route qui nous attendaient. La distance, le verglas et le vent ont bien essayé de nous arrêter, mais nous ne nous sommes pas laissées faire.
 
En chemin, nous avons appelé l’hôpital pour avoir plus de détails. La dame parlait anglais, mais ayant écouté Grey’s Anatomy, j'avais les ressources nécessaires pour comprendre son jargon médical. « It’s triple A. It is life threatening ». Triple A, ça sonnait bien, pourtant. T’sais, comme la viande! Ça ne l'était pas... En français, ça se traduisait par une rupture d’anévrisme de l’aorte abdominale. Retournez un peu en arrière dans vos cours de bio de secondaire trois. L’aorte, c’est l’artère principale qui distribue au cœur le sang oxygéné nécessaire pour faire fonctionner la machine qu’est le corps humain. Le cœur, c’est ce qui pompe le sang partout dans le corps. Faites le lien...
 
Arrivées à l’hôpital d’Ottawa, ma mère, ma sœur et moi attendions dans la salle d’attente postopératoire que le chirurgien vienne nous  transmettre de bonnes nouvelles. Il est venu après quelques minutes ou quelques heures, je ne sais plus trop, mais ce qu'il nous a dit n'est pas ce qu'on espérait entendre. En anglais, il nous a expliqué que l'état de mon père était critique, qu'il avait perdu énormément de sang, et il ne voulait pas se prononcer sur les chances qu'il s'en sorte. Ma mère nous regardait comme un chevreuil sur l’autoroute 20 puisqu’elle ne comprend pas bien l’anglais, c’est donc ma sœur et moi qui avons dû lui annoncer tout ça.
 
Ma mère a perdu la carte. Ses cris, ses pleurs, ses hurlements, ses supplications au chirurgien de faire quelque chose… Ils résonnent encore entre les murs de l’hôpital. L’infirmière nous a fait courir pour apercevoir mon père passer en civière, en route vers les soins intensifs, entre la vie et la mort. La couleur blanc-gris de sa peau est sans doute la plus laide que j’aie vue de ma vie. Nous avons dû attendre un moment que le personnel médical le stabilise avant de pouvoir aller le voir, l’embrasser, lui dire de se battre parce que nous l’aimons… Nous avons su plus tard qu’ils ne permettent habituellement pas aux familles d’aller voir le patient à ce moment, mais que ça aurait bien pu être un adieu…
 
Une fois mon père stabilisé, nous avons pu rester à ses côtés dans la salle. Le personnel, tellement patient et compréhensif, répondait à toutes nos questions. La fonction de chaque poche de liquide qui coulait dans les dizaines de tubes piqués dans ses veines, tous les tests, leurs fonctions et leurs résultats, toute progression aussi petite soit-elle.
 
À chaque ronde, l'un des médecins revenait avec un résumé de l'état de mon père, son historique et les procédures faites. Les autres médecins continuaient de veiller sur lui et le  regardaient avec un regard d’étonnement et d’admiration. Il guérissait. Vite et bien en plus! Ils ne comprenaient pas… Mais il était toujours là! Quand un médecin, avec la blouse blanche et tout, vient vous dire que c’est un miracle qu’il soit encore vivant, ça fesse.
 
Pour faire un retour en arrière, mon père était à Ottawa pour le travail, seul. À sa chambre d’hôtel, après un repas au restaurant, il a commencé à avoir des douleurs au ventre. Il a appelé ma mère pour lui en faire part. Possiblement une indigestion… La douleur persistait et s’intensifiait. Il a rappelé ma mère. Peut-être une appendicite… Il a perdu connaissance. À son réveil, la douleur était insoutenable et il a appelé l’ambulance lui-même, puis rappelé ma mère. Elle l’entendait hurler de douleur, vomir, crier… Les ambulanciers sont arrivés et ont fermé le téléphone. Vous connaissez la suite.
 
80 % des cas semblables ne se rendent pas à l’urgence. Non seulement mon père s'y est rendu, mais il a été transféré d'hôpital, a subi une chirurgie et, aujourd'hui, il s'en remet tranquillement. Il a perdu TOUT son sang. Littéralement. On lui a transfusé plus de sang que ce qu'un corps humain contient ordinairement. Les médecins, infirmièr.es, spécialistes en tous genres s’étonnent de la rapidité de son rétablissement vu la gravité de son cas. Ils ne peuvent pas l’expliquer, mais il est là. Mon père, c’est le miraculé des soins intensifs. Mon père, c’est Wolverine.