lorsque, enfin, les journées semi-chaudes arrivent, vient le moment de faire le tri des
vêtements de la garde-robe pour (enfin) ressortir les morceaux d’été et envoyer très loin
(hors de ma vue, please) les morceaux d’hiver. Cette année, quand est arrivé le premier
jour où je me suis dit « tiens, j’ai bien envie de mettre cette jolie petite robe » j’ai tout de
suite pensé à quelque chose de très plate que j’aurai éventuellement à expliquer à mes
filles. (J’espère tout de même que les choses auront changé, mais mon petit doigt, d’un
naturel plutôt lucide, me dit que non).
Cette robe donc, plutôt simple, n’a rien de vulgaire, même pas décolletée, elle
est féminine, point. J’ai envie de la porter, première journée où le soleil chauffe la peau,
envie de me sentir légère, de me sentir en été, alors je l’enfile.
Je dois aller faire une course quelque part, tiens, au centre-ville, pour aller
renouveler mon passeport, mettons. Et là, puisque nous sommes à Montréal et que les
choses sont ce qu’elles sont, entre la station de métro où je descends et ma destination,
je dois passer près d’un (ou dix) chantier de construction.
Je marche la tête haute, cheveux au vent, heureuse, et là, je les sens. Ces regards
dégueulasses. Ces têtes qui se tournent une à une, comme si j’étais un énorme
méchoui fumant qui passe près d’une bande d’affamés. Ces bouches qui s’ouvrent, la
bave qui coule, presque.
Surgit le premier commentaire : « Checkez ça les gars! », puis le deuxième « Eille,
t’arais-tu besoin d’aide pour travarser la rue? » pis là, chacun se presse de renchérir,
comme s’il s’agissait de l’encan du liner le plus audacieux : « T’as ben l’air gentille! », « As-
tu envie de me rejoindre su mon heure de lunch? », « Qu’est-cé tu mangse pour avoir ces
belles jambes-là? », « Viens icitte j’ai des bonbons pour toé! », « Veux-tu v’nir faire un tour
de grue avec mon’onc’? »
L’encan s’active, tout le monde s’excite et veut y participer.
J’ai évidemment envie de leur crier (de toutes mes forces, avec une veine qui sort du
front) de fermer leurs gueules, envie de leur répondre, mais je me dis que si je
m’adresse à eux de façon agressive, ils risquent de répondre un truc épais du genre «
Oh, attention, a mord celle-là les gars, est farouche ». Je me dis que si je réponds
poliment, intelligemment, en tentant de leur démontrer que leur comportement est cave,
ils risquent de ne pas saisir. Je choisis alors de traverser la rue, simplement, de changer
de côté, et j’entends les plaintes du genre « Hon…on y’a faite peur! » ou « Ben non, reviens, on te
fera pas mal! » suivies d’une chorale de gros rires gras. Je me raidis, car une partie de moi
se demande jusqu’où ils peuvent aller dans leur connerie. Vont-ils, pour se faire rire
entre eux, venir me chercher et m’emmener de force quelque part? Vont-ils me le faire
faire, ce tour de grue avec mon’onc’, tant qu’à y être? Ils sont quand même une vingtaine et moi, seule
avec ma tite robe.
Je passe le quadrilatère, ils sont hors de ma vue. Et là, je me dis que c’est injuste. Je me
demande elle est où la solution. Cet incident m’habite toute la journée. J’en parle avec
des amies. Je me rends compte que nous avons toutes au moins mille anecdotes de
chantier de construction à nous raconter. Je me demande pourquoi c’est comme ça. Me
demande ce que ça va prendre pour que ça change.
Il m’apparaît absurde de devoir expliquer à mes filles que ce genre d’incident peut
arriver. Que ce n’est pas exceptionnel. Je devrai leur apprendre que dans la vie, quand
il fait beau et qu’on a envie de porter une petite robe d’été, on doit d’abord réfléchir à
notre itinéraire et choisir entre la petite robe ou le chantier de construction, si on veut la
paix.