Elle est née à 18 semaines, petite ébauche d’être humain incarnant toutes nos chimères. Elle avait l’air parfaite. Elle était minuscule, mais elle avait dix doigts, dix orteils. Ses petits yeux étaient clos, mais son visage était tout tracé : le nez, la bouche, les pommettes. Mais malgré son air parfait, le futur n’aurait pas lieu : son petit corps était défectueux.
Du jour au lendemain, la route avait bifurqué, tous les demains s’étaient évanouis. Parfois, je me demande à quel moment exactement je l’ai laissée tomber.
C’était peut-être au tout début. Il y a eu le strep, la grosse fièvre dans les premières semaines. Le demi-marathon au troisième mois. Les voyages autour du monde, à cette époque où on n’entendait pas parler de Zika. Toutes ces raisons inventées, auxquelles je m’accroche encore même si les médecins, tous, les ont rejetées. Juste au cas où ils auraient tort.
C’était peut-être aussi quand j’ai décidé d’attendre avant de lui trouver un nom. Attendre l’écho de 20 semaines, la confirmation qu’elle avait tous ses morceaux aux bons endroits. Pour être certaine que c’était vrai. Dans l’intervalle, je m’amusais à dénicher les prénoms les plus loufoques pour les proposer à mon chum en les accolant à son nom de famille. Le plus absurde a collé. Ça ne devait être que temporaire, mais je n’avais pas pensé qu’elle n’aurait pas tous ses morceaux aux bons endroits. Ainsi, par excès de prudence, son seul nom aura été une bouffonnerie, un sobriquet « en attendant ». Comme si elle ne valait pas mieux que ça.
Ou alors, c’était peut-être quand on a pris la décision. Égoïste, du moins en partie. Celle de la mettre dehors avant qu’elle choisisse de partir. Celle de précipiter la conclusion pour hâter la suite. Parce que j’étais anéantie, que je ne pouvais pas supporter l’abîme, et que j’avais besoin qu’un chapitre se termine pour passer au suivant. Pour commencer à commencer à aller mieux.
Ou encore quand on me l’a enlevée et que je l’ai enfouie dans le fond de ma mémoire. Comme si je l’oubliais, comme si elle n’avait pour moi aucune importance. Parce que je ne savais pas comment m’y prendre autrement pour affronter la peine, la douleur, la culpabilité, l’impuissance, la colère. Je l’ai reléguée dans un coin sombre de ma tête. Dans une boîte au fond du garde-robe. J’avais besoin de pouvoir faire semblant.
Il y a eu tout ça. Tous ces manquements, toutes ces petites trahisons de ma part. Je l’ai laissée tomber si souvent, avant et après que le verdict ne tombe. J’y repense, et j’ai honte. Elle méritait mieux que ça, mieux que moi. Ce n’est pas que je ne l’aimais pas, pourtant. Je l’aimais, mais j’avais mal. Alors je l’ai mise de côté pour avancer. Avancer, c’est tout ce que je sais faire. Je ne sais plus qui je suis si je n’avance pas. Je ne sais pas gérer l’immobilité.
J’aurais voulu faire mieux, mais la force de faire autrement, je ne l’ai pas en moi.
Je m’excuse, ma cocotte.