Il fallait qu'elle soit une grande fille

J'ai envie de la serrer dans mes bras, la petite fille. J'ai envie de lui dire « tu vas voir, ça va passer ». De lui dire qu'avec le temps, elle va finir par avoir confiance en ses capacités, un peu plus. Que son enfance marquée par la colère, l'agressivité et la violence sera bientôt derrière elle. Ce n'est pas ça la vraie vie. Ce n'est pas ça, sa vraie vie.

Il l'a troublée par ses paroles sèches et humiliantes. Il a tué des parcelles d'elle-même. Des billes de couleurs, multicolores qui voulaient émerger. La petite fille voulait s'en faire un beau collier, mais au lieu de ça, ses billes sont tombées et elles se sont éparpillées. Elle les a perdues. Elle s'est perdue.

Ses paroles pleines de mots en trop ont tellement résonné à ses oreilles qu'avec le temps, elle s'est créé un bruit de fond. Avec le temps, ce bruit est devenu un ami accommodant. Une belle béquille.

Elle s'est construit une vie dans son rêve et une vie d'automate. Elle exécutait sans savoir qui elle allait être. On lui a donné un manuel sans instructions. Avec un seul objectif.

Être une grande fille.

Il lui a donné de grosses briques à traîner en haut des collines. Il voulait qu'elle court plus vite, qu'elle aille plus loin. Sans force pour continuer, elle s'est blessée en chemin. Les briques étaient devenues lourdes. Lourdes de non-sens. Elle a dû revenir au point de départ avec des séquelles cachées et des épaules endolories. Personne n'a remarqué ses échecs, sauf elle et lui. 

Ses mains d'homme l'ont même un jour prise pour une grande. À force de trop bien jouer son rôle de grande fille, de grande sœur, il en avait oublié son âge. Les responsabilités qu'elles prenaient étaient tellement grandes qu'il pensait même qu'elle était sa femme, ce soir-là. 

Petite fille, tu as grandi beaucoup trop tôt, avec des billes manquantes et des briques lourdes à porter. Je sais que c'est difficile, mais il faut apprendre à les laisser où elles se devaient d'être. Il faut apprendre à les déposer. Il faut dire à tes oreilles que tu n'as plus besoin de cette musique. Que tu as le droit au silence, maintenant. Puis, tu vas voir, tu vas finir par trouver de nouvelles billes multicolores et tu en auras tellement que tu pourras même les choisir. Tu pourras même porter plus d'un collier.

Tu pourras même avoir le droit d'être juste une petite fille.

Être toi.