J’ai grandi sans mon père.
Mon souvenir le plus lointain se rattachant à ce manque dans ma vie remonte à l’été de mes 4 ans. J’étais assise sur la bordure en bois de notre entrée. Je revois mes petites espadrilles tricolores, qui ressemblaient beaucoup à celles de la mode d’aujourd’hui. La petite voisine, qui habitait avec son papa et sa maman, m’a posé la question que j’allais me faire poser des centaines et des centaines de fois dans ma vie. À ce moment-là, c’était la première fois. « Il est où ton papa? »
Bonne question. Je regardais mes pieds, je les frottais nerveusement sur l’asphalte, je sentais les petites roches sous ma semelle mince. Il est où mon papa? Dans la même journée, je posais la question à ma mère.
Maintenant moi-même maman, je peux comprendre qu’elle ait voulu jouer la carte de la franchise. Mais j’avais 4 ans. Il y a des choses qu’on doit cacher à un enfant de cet âge. Vu la teneur existentielle de la question (et de sa légitimité) elle aurait peut-être dû déguiser la situation, en enlevant une couche de maquillage ou un cotillon ici et là au fur et à mesure que je prendrais en âge. Peut-être n’avait-elle pas les ressources pour trouver les bons mots. Ou bien n’avait-elle pas vu le temps passer, prise de court. Visiblement, elle avait prévu sa réponse, mais elle avait préparé un discours qu’on livre à une adolescente, pas à une préscolaire…
« Ton père est en prison. Ton père est un pédophile.
— UN QUOI?
— Un monsieur qui aime trop les petites filles. Un homme qui fait des attouchements sexuels, qui fait “l’amour” avec des enfants. Il a fait des gros bobos à ta demi-sœur. TA grande sœur. Mais c’est un secret, tu ne dois pas en parler à personne. Ni à tes amies ni à un adulte : à personne. Si on pose des questions sur ton père, tu peux dire qu’il est mort. Parce que c’est pareil. Tu ne le verras jamais. C’est pour ton bien. Maman ne veut pas qu’il te touche, qu’il te fasse du mal. »
C’était une réponse bien compliquée. Appelant le dégoût et la honte. Laissant derrière elle encore plus de questions. Et une certitude. Mon papa, c’est un méchant, très très méchant, et il est en prison.
Le lendemain, ou en tout cas dans les jours qui ont suivi, j’ai joué encore avec ma petite voisine. J’avais désormais un lourd secret à garder, face à celle qui avait fait germer en moi les questionnements et, par ricochet, la confusion. Je n’avais jamais eu de secret. Je n’avais donc jamais eu la chance de partager un secret. Un secret vraiment secret, comme ceux des princesses de contes de fées, qu’elles partagent avec leurs fabuleux amis magiques ou ensorcelés.
J’avais 4 ans. Je lui ai confié mon secret ; moi assise sur ma balançoire, elle, assise sur la glissoire de ma belle structure de jeux rouge, au fond de ma cour.
Ça n’a pas pris de temps. Pas plus d’une semaine. Ma mère était très en colère. Mais elle se contenait. Elle était furieuse et je le sentais. Jamais je n’avais mis ma mère en colère avant ce jour-là. Elle m’a dit que les voisins (les parents de mon amie) savaient maintenant mon secret. Notre secret. Qu’à partir de maintenant, je pouvais le constater, je ne devais faire confiance à personne. Garder ce secret pour moi, moi seule. Que si j’avais des questions, de les poser à elle, à personne d’autre. J’étais assise à ma place, à la table de la cuisine. Je fixais le mur de brique. J’en ai érigé un autour de mon cœur.
Quelque part, j’avais un papa. Un papa méchant. Dans mon cœur, j’avais un papa. Prisonnier, derrière un mur de brique.
Je n’ai joué qu’une seule autre fois avec la voisine. Elle aimait bien venir profiter de mes balançoires et de ma glissoire. Moi j’aimais aller dans sa cour. J’aimais jouer dans sa belle cabane que son papa lui avait construite. Une belle cabane avec un vrai toit de maison en bardeaux noir, même un petit perron.
Une vraiment belle cabane. La cabane où elle m’a enfermée ce jour-là, en barrant la porte et les fenêtres de l’extérieur. Je n’ai jamais compris pourquoi son père l’avait faite ainsi. Question de logistique ; pour répondre à un problème survenu une fois qu’il était trop tard, par paresse de le refaire comme il faut? Pour qu’on ne puisse pas s’enfermer dedans seul? Bref, c’était comme ça et elle a eu la brillante idée de me mettre en prison, comme mon papa. J’y repense et j’ai encore le souffle court. Je criais de toutes mes forces, n’ayant pas conscience de l’impossibilité que j’y reste enfermée pour toujours. Je hurlais. Je frappais partout. Ses parents et ma mère sont arrivés en même temps. Je me suis jetée aveuglément dans les bras de ma mère. Tout le monde criait. J’étais en état de choc.
C’est plus tard dans ma vie, en allant remonter dans ce souvenir que j’ai réalisé d’où venait ma claustrophobie. En sachant la source, déjà je m’en libérais de moitié. Par contre, dès lors, je m’imaginais mon père au visage inconnu, vivant cette angoisse dans sa prison à lui. J’avais de la peine pour lui, mais je n’en ai jamais parlé à personne. Je me sentais terriblement mal de ressentir ça. Aux côtés de mon papa prisonnier dans mon cœur, j’ai commencé à enfermer avec lui tous les sentiments, toutes les pensées qui allaient vers lui. Et je rajoutais des briques. Avec une bonne couche de mortier, du mortier qui ne craque pas. Qui ne peut pas craquer. Qui n’a pas le droit de craquer.