Je suis dans la trentaine. Je suis en couple avec mon conjoint depuis plusieurs années. On vient de s’acheter une maison. On a tous les deux le privilège d’avoir un travail qui nous permet de nous offrir de bons restos, des voyages, des festivals, des aventures. On est heureux. Un jour, bientôt, on voudrait peut-être avoir des enfants. J’ai toujours aimé les enfants.  

Et cette semaine, je m’apprête à subir mon deuxième avortement en deux ans.

Je dis bien subir parce qu’un avortement est quelque chose qu’on subit, même quand on le choisit. J’y reviendrai.

La première fois, c’était pendant la pandémie. Quand j’ai vu le résultat du test de grossesse, j’ai sacré doucement. Un petit «f*ck» tout doux, suivi de demi-sourires partagés entre mon chum et moi parce que même si ce n’était pas ce qu’on voulait, c’était quand même un moment qui appelait à de la douceur. On s’est collés en cuillère pendant un long moment, à discuter des options qui s’offraient à nous. Des portes qui s’ouvriraient à nous et des autres qui se refermeraient peut-être à tout jamais. Des risques associés au fait de mettre fin à la grossesse (ou de la poursuivre, mais ça on n’en parle jamais hein? Enfin, c’est un autre sujet). Et surtout de comment ça changerait notre vie “là là”, si on décidait de poursuivre la grossesse.

Crédit:Anthony Tran via Unsplash

On a décidé que ce n’était pas le bon moment («oui, mais y’a jamais de bon moment!»). Ce n’était pas la vie qu’on souhaitait pour nous dans l’immédiat («oui, mais faut pas toujours vouloir tout contrôler dans la vie! Si c’était un signe? Si ça ne marche pas dans le futur?»). Je me rends compte que ce qui est «difficile» dans cette prise de décision ne venait pas tant de nous, mais des autres. Des attentes. De «ce qu’il faut faire».

Du fait qu’on voudrait probablement fonder une famille un jour et même, dans les prochaines années. Pas genre dans 10 ans. Dans pas si longtemps. Genre moins de 5 ans. Moins de 3? Moins de 2? On ne sait pas. Mais pas maintenant.

Du fait que j’ai des amies qui essaient de tomber enceintes sans succès, et que je me confronte à leur tristesse tous les mois alors qu’elles m’écrivent que ce mois-ci encore, ça n’a pas fonctionné.

Du fait que «voir tous les points cités dans le premier paragraphe».

On a pris la décision d’interrompre la grossesse. On s’est dit qu’on avait encore trop de choses à vivre avant la parentalité. Qu’on s’essayerait «peut-être dans une autre année ou deux».

On est maintenant un an plus tard et je viens d’apprendre que je suis de nouveau enceinte.

Le premier indice c’était mon corps qui me l’a envoyé. Un bon midi particulièrement banal, alors que mes seins étaient sensibles, j’ai eu un flash. Je le savais. Avant même de faire le test de grossesse, j’ai pleuré pendant une heure complète dans les bras de mon conjoint. On ne se disait rien. Il n’y avait pas de mots. Comment est-ce que ça pouvait encore nous arriver? Qu’est-ce que les autres diraient? Est-ce qu’on est «obligés» de poursuivre la grossesse, puisqu’on vient de «subir» un autre avortement il y a un an à peine? Bon, là est-ce qu’il faut vraiment prendre ça comme un signe?

Pour ceux qui clameraient à la négligence: nous utilisons une méthode de contraception reconnue qui fonctionne à 93% du temps lorsqu’elle est bien utilisée. Apparemment, je fais partie du 7%. On a fait ce qu’on a pu pour éviter cette grossesse.

On a pris à nouveau la décision d’interrompre la grossesse. La parentalité, c’est quelque chose dont on n’a simplement pas envie «en ce moment» mon conjoint et moi.

Je vais donc subir un deuxième avortement dans les prochains jours. J’y reviens donc: même si on le choisit, on subit un avortement. La première fois, c’était pendant la pandémie, j’étais seule dans la salle d’attente de la clinique à remplir tous les formulaires. Seule à répondre aux questions de l’infirmière qui me demandait si j’étais certaine de ma décision. Est-ce que les femmes qui tombent enceintes et décident de poursuivre leur grossesse se font poser cette même question? L’impact de ne pas être certaine de sa décision me semble plus grand dans ce deuxième cas de figure. Seule quand on m’a fait passer une échographie. Seule sur un petit lit à attendre mon tour, mon cœur battant la chamaille. Seule dans la salle d’opération, avec des inconnues qui me demandaient ce que je faisais dans la vie pendant qu’une douleur aigüe m’empêchait de me rappeler ce que je leur ai répondu. Seule à la sortie de la salle d’opération, à attendre que s’estompent les effets du sédatif. Pour cette deuxième fois, j’opte pour l’avortement par médicament, chez moi. Je ne serai pas seule, même si cette décision implique potentiellement de subir plus de douleur, plus longtemps.

Mais le plus difficile dans tout ça, c’est qu’on continue de subir les effets de l’avortement après l’intervention (tout au long de sa vie aussi? On verra bien), par le biais des commentaires des autres.

L’amie qui te demande «Pis c’est tu pour bientôt vous autres?» alors que tu joues avec son nouveau-né. Apparemment cela confond beaucoup les gens le fait que j’adore passer du temps avec leurs enfants, mais que la maternité ne m’intéresse pas pour l’instant.

La collègue qui tombe enceinte, qui te dit que ce n’est pas idéal, ni prévu, ni voulu, mais qu’il faut voir ça «comme un signe».

La personne qui te dit, pensant rassurer: «oui, mais on ne se sent jamais vraiment prête pour la maternité, tu sais ».

L’autre qui te révèle «qu’elle ne pourrait jamais faire ça, se faire avorter» sans se douter que tu as rendez-vous dans trois jours pour un avortement.

C’est précisément là où je voulais en venir avec ce texte. Ce que je subis depuis un an me fait constater qu’on est terriblement «noir ou blanc» dans notre conception de la maternité. Soit on veut des enfants, soit on n’en veut pas. Et si on en veut, mais pas maintenant? Et si on ne sait pas si on en veut? Et si on en veut quelques mois après avoir subi un avortement? Et si on n’en veut toujours pas un an après cet avortement, même si on s’était dit qu’on se donnait « une autre année »?

Et si on était une nuance de gris?

Je manque cruellement de modèles de nuances de gris autour de moi.

Ce qui ne veut pas dire qu’ils n’existent pas, mais peut-être simplement qu’on n’en parle pas assez, que c’est tabou même? Alors j’en parle, pour toutes les femmes qui sont des nuances de gris.

J’ai récemment franchi la trentaine. Je suis en couple avec mon conjoint depuis plusieurs années. On vient de s’acheter une maison. Un jour, bientôt, on voudrait peut-être avoir des enfants. Cette semaine, je m’apprête à subir mon deuxième avortement en deux ans.

Je suis une nuance de gris, comme vous avez le droit de l’être vous aussi.