par Christine Plante

Je voudrais parler de solitude, et pourtant nous sommes énormément.

Nous sommes énormément de femmes qui, à travers les méandres d’une maternité complexe, traversent le défi d’un deuil périnatal.

Nous sommes énormément de femmes, mais aussi d’hommes, et d’enfants, et de grands-parents, et d’oncles et de tantes, de parrains-marraines, de cousins-cousines, de frères et de sœurs, et de tout le reste du village que ça prend pour élever un enfant, bref, nous sommes énormément. Parce qu’un « non-né » ou un « non-ce-sera-pas-si-long-que-ça-ta-petite-vie-finalement », ça éclabousse tout le monde, avec la maman pis son ventre à l’épicentre, dans l’œil du cyclone.

Pour ma part, ça m’a pris beaucoup de temps pour arriver ici, mais je pense que quand on se sent capable d’en parler sans trop capoter, et qu’on a les mots pour le dire, c’est important de le faire, pour soi-même et pour tout le monde.

Dans mon cas bien personnel, j’ai la chance d’être déjà la maman d’un petit gars en pleine santé et absolument parrrrrfait pour moi, alors ça m’a toujours aidé à relativiser mes déboires quand on s’est décidé à en vouloir un deuxième avec son père…. Et comme, pour mon premier, tout s’est bien déroulé – genre papa a éternué et je suis tombée enceinte, et neuf mois plus tard moi j’ai éternué et bébé est né;))) – on n’a comme pas vu ça venir, que ça pourrait devenir si compliqué….

En un peu plus d’un an et demi, en pleine pandémie, on se sera clenché trois fausses couches, moi pis mon petit village, comme les trois jalons d’un marathon d’émotions en montagnes russes.

La première est arrivée après le premier trimestre d’une grossesse tout ce qu’il y a de plus normal. Rien de risqué en apparence, aucun antécédent à déclarer, et comme on avait tapé le trois mois, c’était mon garçon qui annonçait la bonne nouvelle, tout pimpant, les yeux pétillants, dans le rôle du champion-grand-frère qu’il était déjà en train de devenir : « Y’A UN BÉBÉ DANS LE VENTRE DE MAMAN !!!! ».

Tout notre village avait été mis au courant !

À ma première échographie de routine, c’est mon gynéco-obstétricien qui a pris le relais des nouvelles, en faisant une joke…….

« Houston ! We have a problem ! »

Parce que c’est drôle tsé, un ventre vide, haha. Faut détendre l’atmosphère, haha. C’était ce qu’on appelle un « œuf clair » (je vous laisse googler ça), que j’ai dû m’auto-avorter, moi-même, comme une grande fille, avec des tites pilules pour faire sortir le motton, et d’autres pour l’engourdir, le motton, chez nous, tu seule, le jour de la… Fête. Des. Mères.

Ça s’invente même pas.

Ce jour-là, on s’est organisé un party. Clandestin. Illégal. Un party triste, avec du vin et des larmes et des câlins et de la bave, en pleine COVID, un rassemblement passible d’amendes et d’arrestations, mais un party quand même. Comme une résistance en temps de guerre, comme un mécanisme de survie, comme un fuck you, plus fort que nous, à la dictature de la santé physique au profit de la non moins souveraine santé psychologique dans le grand équilibre de la vie. Parce que les gouttelettes aérosol toxiques létales galopantes folles étaient bien moins menaçantes que la perspective de vivre cette petite mort chacun de notre bord. Au pire on la pognera, pis au pire pire on crèvera. On crèvera ensemble. C’était pas mal ça. Un party obligé, pour célébrer cet amour, tout cet amour déjà engendré. Et parce que je fais ça moi, dans vie, intuitivement et depuis tout le temps, faire la fête aux personnes que j’aime. Mon petit pas-né n’y aura pas échappé.

La deuxième fausse couche est arrivée à Noël. Pas besoin de m’étendre pour vous dire que c’était un beau cadeau, que j’ai ouvert et remballé très vite, qu’on en finisse.

La troisième est arrivée à l’hôpital, un jour où, une nuit, j’ai eu mal au ventre. Je me suis présentée aux urgences sans savoir que c’était si urgent. J’ai appris que j’étais enceinte et pas enceinte en même temps. Une ectopique. Ça, c’est une grossesse qui se loge dans une trompe de Fallope, et c’est essentiellement une bombe à retardement parce qu’à mesure qu’elle se développe dans un canal si étroit, très vite ça finit par exploser par en dedans, pis si t’es pas prise en charge super rapidement, y’a des bonnes chances que tu te vides de ton sang.

Ce jour-là m’a fait très mal.

Ça a commencé par l’examen radiologique. Endovaginal. Crisse, juste le mot fait mal. Un peu comme passer un test COVID, mais avec pas de petites culottes, les deux talons dans des étriers, avec un énorme Q-Tip phallique, en métal, 12 pouces de long, qui te poke le col de l’utérus.

Poke. Poke.

« Docteur, vous me faites mal. »

Silence, malaise, regard froid. Je perçois un genre de mépris-gossé-surpris, deux yeux de médecin spécialiste zéro habitué à se faire déranger avec autant d’impertinence dans l’exercice de ses hautes fonctions.

Il me répond pas, mais je lis très clairement dans ses yeux : « taisez-vous, je travaille. »

Et les filles se taisent.

Et il me redonne un coup. Et il me refait mal, exactement de la même manière et à la même place, et cette fois à son regard s’ajoute… comme… de la domination. Il est genre insulté que j’ose remettre en question son « doigté ».

Et les filles se taisent mais moi, j’ai juste envie d’exploser, parce que ça me fait vraiment, vraiment mal. J’ai mal au ventre. J’ai mal au cœur. J’ai mal à mon enfant, que je le sais déjà, que je l’aurai pas. J’ai mal pour toutes celles qui sont passées avant moi. J’ai mal pour toutes celles qui se font traiter d’encore plus haut que moi, parce qu’elles ont la peau plus foncée, les dents moins blanches, un nom qui sonne pas si francophone ou un conjoint moins hétérosexuel-cisgenre-présent-aimant-non-violent. J’ai mal à ma dignité de femme à poil, non protégée ­devant un docteur pas capable de saisir le principe de vulnérabilité, et dont c’est pourtant le métier. T’es payé pour comprendre l’appareil féminin, bonhomme, c’est ça ta SPÉCIALITÉ.

Alors j’explose et je poke moi aussi, le plus fort que je peux, sur tous les pitons les plus sensibles des docteurs que je trouve insensibles : « en tant que patiente j’ai des droits, banalisation de la douleur féminine, maltraitance obstétricale, plainte officielle, collège des médecins, ombudsman de l’hôpital, bla, bla, blaaaaa…. » Ce genre de pitons-là. Le genre de pitons, ultra-efficaces d’ailleurs, que toutes les femmes devraient apprendre à utiliser en cas de malaise à l’hôpital. Auto-défense gynécologique 101.

Je pense que je ne me suis jamais sentie aussi loin du genre masculin. Comment ça se fait qu’on ait tant de mal à se comprendre, donc. Pourquoi j’ai cette impression d’hostilité, pourquoi j’ai senti le besoin de l’humilier, pourquoi les deux hémisphères de la planète arrivent si peu à se toucher, à se parler, à se respecter.

Mais c’étaient juste les préliminaires.

Ce jour-là sont à peu près vingt-cinq à être rentrés dans mon corps. Sont rentrés avec des seringues, des scalpels, des tubes, des caméras, des pinces, du fil et des aiguilles. Dans mon ventre, dans mes veines, dans mon sexe, dans ma gorge, dans mes narines crisse. Gang-opérée d’urgence, par un peu tout le monde pis personne à la fois, tous des gens bienveillants qui faisaient juste le travail le plus noble, celui de garder le monde en vie quand même. Un genre de consentement légal donné au « système hospitalier ». Les dernières images que j’ai sont les lignes au plafond qui défilent, vite vite vers la salle d’opération, moi qui angoisse sur mon pédicure pis ma ligne de bikini, et le visage flou d’un anesthésiste que j’ai jamais vu de ma vie, à qui j’ai dit un peu désespérément mais sans y croire vraiment : « je vous fais confiance, prenez soin de moi » avant que mes yeux révulsent sous l’effet du gaz et que je pass out, semi-morte, sous anesthésie générale. Je me suis ramassée vide. Vide comme dans vidée, vacance et vacuité. Vide mais vivante… moins mon petit pas-né.

C’était violent. Et violant.

J’ai fini au soluté pis au Jell-O d’hôpital.

Après ça, on a brièvement flirté avec l’idée de se lancer dans l’univers joyeux de la fertilité assistée, mais très vite l’équation désir « plus grand que » souffrance a comme shifté.

Pour nous, c’est là que ça s’est arrêté.

Ça a été toute une épreuve, pour toute la famille, et même après 17 ans de vie commune, notre couple n’y aura pas survécu. Faire le deuil d’un enfant est devenu aussi le deuil d’un couple, d’une fratrie, d’une famille nucléaire, de l’idéal classique « familial 4 » chez St-Hubert.

Pour mon garçon, ça a aussi été le deuil d’avoir une petite sœur ou un petit frère. De se rendre compte que l’amour, ça peut faire très mal et que la vie, c’est pas toujours si simple. De voir sa maman s’effondrer. J’ai vu, dans ses petits yeux de 7 ans, une innocence le quitter, comme si son regard était devenu mat, à un moment donné dans le courant de l’année……

Je pense que c’est ce que j’aurai trouvé le plus difficile à accepter.

Souvent, j’aurais eu envie de le ramener dans mon ventre, dans l’eau, dans moi, à l’abri des aléas de la vie. Il n’aime pas beaucoup parler, mon boy, c’est un petit introverti, mais heureusement il aime nager. Alors c’est là que l’ai amené, nager, souvent, si souvent, et je l’ai regardé faire ses longueurs en sachant que c’était beaucoup par là que sa colère, sa tristesse, son désarroi et sa détresse, enfin toutes ses grandes émotions de petit garçon, parvenaient à s’évacuer.

Même si tout ça est depuis longtemps terminé, celles et ceux qui traversent ce genre d’épreuve savent très bien que ça se prolonge souvent, et qu’il faut savoir se l’accorder… le temps. Le corps cicatrise vite, mais l’esprit, lui, ne fonctionne pas au même rythme.

Je pense que chaque deuil est aussi unique que l’enfant auquel il correspond.

Je pense aussi que chaque maman devrait se donner le droit d’être scrap. D’avoir besoin d’aller dans son dark. De virer folle ostie. De traverser l’ombre pour mieux retrouver la lumière. De mourir un tout petit peu, mourir pour aimer complètement, et accompagner pendant un temps, l’enfant qu’elle n’a pas eu la chance de porter dans ses bras.

En fait, je pense que le deuil, c’est surtout un processus de guérison.

On s’en sort. On émerge. On renaît. Avec notre petit village. Celui qui était là avant, et celui qu’on aura formé spontanément pour nous accompagner. Une psy. Des vraiment bons amis. Le genre d’amis que tu peux aller voir à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, dans n’importe quel pays, dans n’importe quel état, et avec qui tu peux te vider et te remplir le cœur à la fois. Ta masso. Ta coloriste, si elle peut t’aider à extérioriser le feu qui brûle à l’intérieur de toi. Lire l’équivalent de ta taille en livres. Écrire l’équivalent d’une grossesse en temps devant ton écran. L’art. Le sport. Voyager. Danser. Rire et pleurer. Baver sur ton oreiller.

Et la solitude, aussi… La solitude parce que c’est toi qui va sortir ça de toi, toute seule, pareil comme quand t’accouches. Tu vas te surprendre à trouver cette puissance-là, à l’intérieur de toi, tout au fond de toi.

Finalement, le temps.

Pis au boutte de toutte, l’amour.

Le mien, mon petit, mon grand amour, je l’ai affectueusement baptisé P’tit Criss, parce que même pas né il m’en aura fait voir de toutes les couleurs;))) Une chose est certaine, il va toujours faire partie de ma vie. Et même séparés, papa, maman, mon ainé pis mon petit pas-né, ça va rester ma famille. Atypique, pas carrée, mais ma famille pareil, pleine d’amour et pour toujours.

Voilà. C’est peut-être pas un kid mais il y a ça, aujourd’hui, qui est sorti de moi.

Merci de m’avoir lue.

❤️

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Pour ceux qui vivent un deuil périnatal, plusieurs organismes et projets de soutien peuvent venir en aide, en voici quelques-uns :

Les Perséides, soutien pour les familles vivant un deuil périnatal

lesperseides.org

Parents Orphelins, l’association des parents vivant un deuil périnatal

parentsorphelins.org

Fondation Monbourquette, soutien aux endeuillés

fondationmonbourquette.com

Revenir les bras vides, une série de quatre épisodes produite par le CHU Sainte-Justine et diffusée sur Savoir Média : https://lickst.at/bras-vides

SOS Grossesse, Accueille. Écoute. Informe

sosgrossesse.ca